Ces lettres rouge sang vous happent sur ce terrifiant fond noir, vous plongeant dans la grandeur tourmentée mais si glorieuse qu’évoquait déjà Stendhal dans Le Rouge et le Noir. À l’image de ce roman emblématique du XIXème siècle, l’exposition Napoléon n’est plus présentée au Musée de l’Armée est un vibrant hommage rendu à l’Empereur reposant sous le dôme des Invalides. Drapé d’un deuil apparent, le display prend place au rez-de-chaussée mais également au troisième étage de l’aile Est de la cour d’Honneur. Dans cette scénographie, tout est pensé pour emmener le visiteur dans chaque moment-clé de cette fin de printemps 1821. Un printemps où, alors que toutes les fleurs et immortelles de l’île de Sainte-Hélène s’épanouissent, est rendu le « plus puissant souffle de vie qui jamais anima l’argile humaine » (Chateaubriand, au sujet de la mort de Napoléon Ier).
Une scénographie immersive
Ce regard chronologique est martelé comme autant de coups sonnés à l’horloge de Sainte-Hélène : les publics se transforment en visiteurs curieux et anachroniques, plongés dans les couloirs du temps. La scénographie renforce particulièrement ce sentiment à travers l’emploi de cloisons temporaires, découpées en plusieurs arcades. Ainsi, dans la première salle du rez-de-chaussée, comment ne pas penser à un arc de triomphe, aux portes de la vie et de la mort, au passage de l’immobilité à la légende encore bien présente ? Dans les couloirs supérieurs, les rythmiques d’arcades découpant les espaces laissent des ouvertures pour opérer une meilleure fluidité de la visite. Elles laissent également le choix aux visiteurs de faire des allers-retours à leur gré. Ces ouvertures sur les corridors sont d’autant plus pertinentes qu’elles laissent contempler sur le mur du grand couloir des outils didactiques-clés servant à la meilleure compréhension de l’exposition : carte de l’île de Sainte-Hélène, frise chronologique, arbre généalogique des Bonaparte, etc.
Les couleurs également choisies ne sont pas sans rappeler les nuances pourpres du murex impérial : un rouge bordeaux très profond et un indigo mélancolique. Le violet, couleur associée à l’Empire, se drape ici de teintes de deuil et renforce l’atmosphère de recueillement, presque sacrée, absolument solennelle, du parcours. Cette ambiance est introduite dès la première salle du rez-de-chaussée où sont présentées en majorité des œuvres de grand format. Dans cette immense salle toute en longueur et à la hauteur sous plafond importante, comment ne pas songer à une nef d’église ou mieux encore, de temple, avec le Napoléon s’éveillant à l’immortalité de François Rude ? Éclairée et centrée au sens de l’espace, la maquette en plâtre étincelle de blancheur et figure, tel un fantôme éclatant, l’Empereur, couronné de lauriers, soulevant le linceul funèbre qui le recouvre. Il prend ainsi place dans le panthéon de l’éternité, entouré d’œuvres présentant son apothéose et les honneurs lui étant rendus. Cette immortalité n’est d’ailleurs pas que pour l’Empereur car l’ancien réfectoire des soldats de Louis XIV présente à côté de la ronde-bosse de Rude, trois peintures ayant fait l’objet d’une restauration poussée. Elles semblent à leur tour reprendre vie (toiles de François Trichot, Louis Edmond Dupain et Louis Béroud). Le tout est encore plus sacralisé par une ambiance sonore se déployant dans la salle. Il s’agit d’une mélopée chorale lointaine aux tonalités cristallines, rappelant les chants nordiques contemporains.
Certains dispositifs particuliers aident d’autant plus à immerger les visiteurs dans les événements tout au long du parcours de visite : extraits sonores en plusieurs langues avec témoignages d’époque, fond de musique sacrée, reconstitution grandeur nature de scène (comme le lit de présentation du corps de l’Empereur, avec son habit de petite tenue de colonel des chasseurs à cheval de la Garde Impériale posé sur les draps et debout, près du lit, un mannequin vêtu de l’étole et de la chasuble ordinaire de l’abbé Vignali, aumônier de Napoléon).
Un pèlerinage temporel
Chaque section de l’exposition prend place dans une salle plus ou moins ouverte qui thématise un temps particulier et fort de l’après-décès de l’Empereur : « Mourir » pour le dernier souffle de Napoléon Ier, « Le visage et le corps » pour l’autopsie, « L’adieu » pour l’hommage au défunt et l’inhumation sur l’île, « Un testament pour la postérité » pour la succession impériale, « La tombe et le fantôme » pour l’annonce en Europe de la disparition de l’Empereur et du commerce de souvenirs lui étant lié, « Le retour des cendres » pour le transfert des restes mortels à Paris et enfin « Napoléon aux Invalides » pour le choix du monument funéraire et le devenir de cette sépulture sur les bords de Seine. La disposition des objets dans les salles semble encercler le visiteur qui se retrouve en témoin privilégié de l’intimité de cette histoire. Comment ne pas être stupéfait devant tous ces items personnels rassemblés, ces objets témoins du trépas, donnant presque l’impression que Napoléon Ier est là, en vitrine, presque à portée de main ! Le parcours est également scandé pour chacune de ses sections de panneaux biographiques présentant les personnages-clés de cette chronologie funèbre : Louis Marchand (premier valet de chambre à Longwood), Francesco Antommarchi (médecin légiste), Sir Hudson Lowe (gouverneur britannique de Sainte-Hélène), etc. En plus de donner des éléments sur leur rôle dans les événements, les commissaires de l’exposition présentent aussi les anecdotes de la petite histoire : leur relation avec l’Empereur, quelques paroles fameuses prononcées, etc.
Ce parti pris n’a rien d’étonnant ou de présomptueux, et n’est en rien hasardeux : le récit de la mort de Napoléon Ier a été rapporté par de nombreux témoins qui, pour beaucoup, ont tout retranscrit dans des lettres, des carnets ou dans la publication postérieure de mémoires. Les convergences de tous ces discours permettent d’avoir une restitution fidèle de ce qui s’est passé. L’exposition entend bien le faire revivre aux visiteurs, que ce soit à travers des témoignages choisis ou la présentation d’objets autant exceptionnels que curieux. C’est par exemple le cas avec une carte à jouer sur laquelle Marchand a noté le quatrième codicille du testament de Napoléon, qui n’avait déjà pu la force d’écrire lui-même. Le premier valet griffonne les dernières volontés de l’Empereur qu’il arrive à entendre dans ses derniers souffles, et se saisit de ce qu’il trouve alors qu’il n’a pas de vrai papier la main. Malheureusement pour le fils de l’Empereur, le légataire désigné, cette carte n’a jamais été reconnue comme faisant partie des preuves légales pour exécuter les dernières volontés de son père.
Rechercher la vérité
Avec sa mort, Napoléon Ier a créé une légende incroyablement puissante qui subsiste encore de nos jours. Comme pour les souverains ayant deux corps – celui mortel et l’autre symbolique – le général devenu Empereur garde une aura telle que pour son bicentenaire, de nombreux chercheurs se sont penchés sur des mystères encore non élucidés. À quoi ressemblent les clés des cercueils de Bonaparte, contenues dans une boîte scellée que nul n’a jamais ouverte ? Parmi tous les masques mortuaires nous étant parvenus, lequel est l’originel et permet d’avoir une vision fidèle du visage de Napoléon à sa mort ? Le fragment blanchâtre contenu dans le médaillon du Dr. Guillard est-il bien un reste de l’épiderme du front de l’Empereur prélevé à l’ouverture du tombeau de Sainte-Hélène ? Le sarcophage du dôme des Invalides contient-il bel et bien le corps de l’Empereur ? Ce dernier est-il mort d’un ulcère de l’estomac ou a-t-il été empoisonné par ces pires ennemis : les Anglais ? Chercheurs, historiens et restaurateurs se sont alliés pour tenter de résoudre certaines questions et présenter leurs réponses aux publics à travers des interviews, de courts reportages sur les bornes interactives, des projections multimédia sur les cloisons et la présentation de résultats d’imagerie scientifique à côté des items analysés. En plus des recherches sur ces parts d’ombre de l’histoire napoléonienne, les commissaires de l’exposition tentent de montrer combien notre propre relation à Bonaparte transcende les siècles et nous touche encore aujourd’hui. Loin des débats liés à la cancel culture, le musée préfère nous interroger sur ce que nous ressentons au fond de nous sur cet héritage, sur comment nous perpétuons un hommage qui a toujours été finalement rendu depuis cette mort en apothéose. La deuxième partie de l’exposition, dans la partie Sud de l’aile Est, abandonne ses murs aux couleurs de deuil pour se draper de nuances bleu turquoise et marine. Ces teintes éclaircies marquent un tournant : la tristesse du trépas achevée, seule la portée symbolique du souvenir triomphe de la mort, ressuscitant Napoléon au cœur du XIXème siècle jusqu’à aujourd’hui. À travers la présentation d’objets reliquaires, d’œuvres romantiques ayant accentué la légende, de publication de mémoires et d’estampes, le visiteur comprend combien déjà les contemporains de Napoléon Ier avaient saisi l’importance de cet homme de leur temps. Plus qu’un général devenu Empereur, Bonaparte devient tout un symbole, l’incarnation de la nation française puissante et libre, la lumière d’un âge d’or sur d’innombrables plans. La censure royale revenue avec la Restauration, certains artistes ne se laissent pourtant pas décourager et savent invoquer Napoléon… sans même le représenter. En effet, l’homme est si fort, si évident derrière des éléments devenus ses attributs iconographiques, que son ombre plane sur de nombreuses œuvres nostalgiques du Premier Empire.
Radiographie de la boîte scellée, service d’imagerie du Dr. Mazetier, clinique du Louvre, 2020
LEMARCHAND, Boîte contenant un double de la clef d’apparat du cercueil de Napoléon, vers 1840, ébène et laiton doré, Paris, Musée de l’Armée
N – Napoléon et Nous
Enfin, le regard d’artistes contemporains permet aux visiteurs d’interroger leurs propres sentiments face au destin napoléonien et à son repos sous le dôme des Invalides. Ces œuvres actuelles appartiennent à un second parcours croisé à celui temporaire, intitulé Napoléon ? Encore ! Une trentaine d’artistes investissent les Invalides et l’exposition temporaire pour montrer leur regard sur Napoléon et son héritage. Dans Napoléon n’est plus, les publics sont notamment amenés à croiser des œuvres de Yan Pei-Ming ou encore le design interactif Persistance de la Méduse et de Nokimono qui s’anime au passage des visiteurs. L’œuvre contemporaine la plus fascinante est sans doute celle d’Ange Leccia… Dans la seconde partie de la première salle, séparée par une cloison découpée en arc de triomphe, la projection vidéo (D’)Après Sainte-Hélène fascine sur un long panorama de plusieurs écrans. L’artiste corse a capturé de nombreuses images à différents moments de la journée à Sainte-Hélène : son ciel, ses vagues… Ainsi mises bout à bout, le visiteur, en embrassant cette vision, se glisse l’espace de quelques minutes dans la peau de ce Napoléon déchu, exilé, mélancolique, égaré et las qui a pu contempler l’océan de ses tourments depuis ce célèbre rocher. Enfin, dans l’exposition-même de Napoléon n’est plus, les commissaires interrogent directement les publics dans le corridor menant à la sortie du parcours. Pour nous, qui est Napoléon ? Incarne-t-il tant la France que cela ? Rayonne-t-il encore en-dehors de notre pays ? Une borne interactive dévoile par exemple, grâce à une carte et des photographies d’archives/journaux, toutes les visites officielles ou non de visiteurs internationaux au Dôme des Invalides, devant le sarcophage. Aussi, nous-mêmes, visiteurs de cette exposition, que venons-nous y chercher ? Napoléon est-il finalement un souverain inaccessible, illustre mais décédé, ou prend-t-il au contraire encore vie dans nos souvenirs, autant collectifs qu’individuels ? La réponse à cette ultime question, vous seuls pouvez la trouver en allant visiter cette exposition du bicentenaire, ouverte encore jusqu’au 31 octobre 2021.
Les + de l’exposition Napoléon aux Invalides :
- Une exposition immersive avec des objets inédits ou anecdotiques qui plongent le visiteur dans une histoire intime ;
- Une visite adaptée aux plus petits comme aux plus grands, avec plusieurs perspectives de parcours (chronologique, thématique, biographique, parcours enfants…)
- L’accès aux dernières actualités de la recherche avec des interviews et vidéos inédites face à de grands mystères de la mort de l’Empereur : est-ce bien lui dans le sarcophage des Invalides ? Où est le masque mortuaire originel ? À quoi ressemblent les clés des différents cercueils dans la boîte pourtant scellée les renfermant ? Comment restaurer des œuvres précieuses en vue de l’exposition ?
- La transhistoricité de l’exposition qui permet d’interroger notre propre rapport à Napoléon Ier, de le voir autrement à travers le regard d’artistes contemporains avec le parcours croisé Napoléon ? Encore !
Les – de l’exposition Napoléon aux Invalides :
- Quelques soucis de présentation d’objets qui ne les mettent pas spécialement en valeur (vitrine trop haute pour la tabatière de Lady Holland), cartels pas toujours alignés avec les objets dans les vitrines d’ensemble ce qui rend leur identification visuelle difficile (vitrine cylindrique des objets orfévrées et des décorations militaires que Napoléon lègue à son fils)
- Quelques soucis audios sur certaines bornes numériques avec le son grésillant ou d’inclinaison d’écran rendant la vidéo peu visible (tablette numérique sur le médaillon du Dr. Guillard).
- Pas de réelle possibilité multilingue des dispositifs en-dehors du Français et de l’Anglais (Nota : un livret de l’exposition en anglais est disponible dès le début de l’exposition en scannant un QR Code).
Crédits photographiques :
- Affiche de l’exposition : Musée de l’Armée – Hôtel des Invalides
- Autres photographies de l’article : Laureen GRESSÉ-DENOIS
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