Les artistes martyrs : reconnaissance d’un talent ou création d’un mythe ?

Le mythe de l’artiste mort pour son art est omniprésent dans notre culture contemporaine. A dire vrai, il existe depuis longtemps. Ce génie incompris par la société, malheureux de naissance et doué de nature se retrouve au XIXe siècle dans la figure romantique du peintre damné, jusqu’à la chanteuse de notre époque, morte d’overdose. Le jeune artiste, décédé trop tôt se transforme en symbole du talent à jamais perdu, victime de son originalité. Il devient par là une figure adulée et son œuvre est glorifiée. Mais de quoi fait-on alors l’éloge ?

Une attraction morbide

La fascination pour la mort, violente ou inattendue de préférence, est une des nombreuses bizarreries de l’homme. L’artiste fou comme Camille Claudel, suicidée comme Francesca Woodman, ou encore explosé comme Carel Fabritius, apparaît comme l’incarnation de cette attraction. Cette figure maudite est appréciée pour sa dimension exotique et excentrique, puisqu’elle ose sortir des normes dans lesquelles nous nous enfermons. L’artiste mort trop tôt devient le symbole de la passion, par ses addictions tueuses, ses tendances dépressives et son destin maudit. Il devient aussi synonyme de nouveauté et d’originalité : il entre dans la légende.

Femme avec un grand plat (Francesca Woodman), Stephan Brigidi, 1978, photographie
Femme avec un grand plat (Francesca Woodman), Stephan Brigidi, 1978, photographie
Portrait de Camille Claudel à 20 ans, César, 1884, photographie, musée Rodin
Portrait de Camille Claudel à 20 ans, César, 1884, photographie, musée Rodin (Paris)

 

 

 

 

 

 

 

La création d’une légende : Les artistes martyrs

La photographe américaine Francesca Woodman (1958-1981) apparaît comme l’incarnation de cette construction. Sa mort précipitée donne l’image d’un travail inaccompli, qui aurait peut être abouti à une œuvre captivante. Le journaliste Alan Riding affirme ainsi dans son article de 1998: «  Il convient de se demander ce qu’elle aurait pu faire si elle avait vécu. ». Woodman est l’artiste martyr, incomprise par son époque, tuée par l’absence de reconnaissance, puisqu’on ne compte effectivement que trois expositions de son vivant.

Le créateur marginal devient source de multiples questions, d’autant plus entêtantes, qu’elles ne trouveront jamais de réponse. Que serait-devenu l’art delftois si Carel Fabritius (1622-1654) n’était pas mort à 32 ans? Un poème contemporain décrit son supposé élève, Vermeer, comme le phénix issu de ses cendres. Le peintre éclectique devient le représentant d’un monde qui aurait pu exister, et chacune de ses œuvres apparaît comme prodigieuse, de par sa beauté et de son statut de témoin d’une carrière écourtée. La Sentinelle est présentée comme exceptionnelle parmi les centaines de scènes de genre connues de cette époque, de par sa savante utilisation de la perspective qui souligne le caractère moral de la représentation, mis en valeur par les légers détails. 

Autoportrait, Carel Fabritius, vers 1645, huile sur toile, musée Boijmans Van Beuningen (Rotterdam)
Autoportrait, Fabritius, vers 1645, huile sur toile, musée Boijmans Van Beuningen (Rotterdam)
La Sentinelle, Fabritius, 1654, huile sur toile, Staatliches Museum (Schwerin)

 

 

 

 

 

 

La déformation du regard

Le regard du spectateur devient ainsi très malléable et adapte sa vision en fonction du mythe entourant l’artiste. Le destin tragique de la sculptrice française Camille Claudel, sa relation intime avec Rodin, ainsi que son internement, font d’elle une artiste féminine avant-gardiste, incomprise, romantique. Tour à tour décrite comme simple élève de Rodin, ou talent pillé par le maître, Claudel apparaît toujours comme associée au sculpteur. On voit des références au maître dans chacune de ses oeuvres. On présente par exemple son Esquisse pour Sakountala (1886) comme un Baiser renversé, ou bien L’Age mûr comme une dernière supplique au sculpteur. Ainsi la connaissance de sa relation avec le maître déforme notre regard, pour transformer son oeuvre en simple reflet de sa vie, déformée par sa rencontre avec Rodin. Or comme a dit le sculpteur: « Je lui ai montré où trouver l’or, mais l’or qu’elle trouve est bien à elle. ».

Esquisse pour Sakountala, Claudel, vers 1886, terre cuite, musée Rodin
Esquisse pour Sakountala, Claudel, vers 1886, terre cuite, musée Rodin (Paris)
Le Baiser, Rodin, vers 1882, marbre, musée Rodin
Le Baiser, Rodin, vers 1882, marbre, musée Rodin (Paris)

 

 

 

 

 

 

 

La place de la société dans la vie de l’artiste et sa création

La société de l’époque ainsi que notre pensée actuelle, faites de fantasmes et d’idées préconçues, occupent donc une place importante dans la création artiste autant que dans sa perception. La question du vrai talent se pose alors: est-il simplement issu du goût commun contemporain ou est-il basé sur une réalité? L’art de Woodman répond à cette interrogation en s’imposant comme atemporel. En effet, l’artiste travaille sur un sujet universel, récurrent dans l’histoire de l’art: la fragilité de la vie, ainsi que la fugacité du temps. Elle s’attache à décrire la dualité de la vie, partagée entre son amour pour cette dernière, et sa volonté pourtant dévorante de s’en détacher. La fin de sa carrière ainsi que de sa vie tendent à répondre à ce questionnement intérieur. En effet, Woodman produit beaucoup moins de photographies la dernière année de son existence. Une impression d’oeuvre arrivée à son terme se dégage alors, tandis  que son regard se porte déjà plus loin que ce monde, tel que le souligne On Being an Angel #1 (1977). 

On Being an Angel #1, Woodman, 1977, photographie, Moderna Museet (Stockholm)
On Being an Angel #1, Woodman, 1977, photographie, Moderna Museet (Stockholm)

La place de la société dans l’oeuvre d’un artiste et de sa reconnaissance peut aussi être observée de manière directe. L’identité féminine de Camille Claudel apparaît au départ comme un problème. Soutenue tôt par des marchands et artistes reconnus, elle ne reçoit cependant des commandes officielles que tardivement, avec L’Age mûr (1890-1900). Le critique d’art Mirbeau décrit l’originalité de l’existence d’une artiste femme: « Nous voilà en présence de quelque chose d’unique, une révolte de la nature: une femme de génie? ».

L’Age mûr, Claudel, vers 1902, bronze, musée d’Orsay
L’Age mûr, Claudel, vers 1902, bronze, musée d’Orsay (Paris)

 

 

 

 

 

 

Le goût de l’oeuvre avant celui de l’artiste

La mythification des artistes, justifiée ou non, soulève ainsi un grand nombre de questions. L’image du créateur peut prendre le pas sur sur son travail, réduisant son talent au simple reflet de sa vie ou de sa réputation. La limite devient ainsi floue entre le goût de l’oeuvre et le goût de l’artiste. Le spectateur enferme le génie dans un mythe, le martyrisant en le présentant comme tel. L’auteur doit mourir pour que son oeuvre renaisse, et qu’on puisse faire l’éloge de la création.

 

«  Ainsi périt ce phénix, vers sa trentième année,

Au milieu et dans la puissance de sa vie ;

mais, fort heureusement, il a enflammé de son feu Vermeer,

qui, en maître, perpétue sa science. »

Poème d’ Arnold Bon, contemporain de Carel Fabritius, publié dans la Description de la ville de Delft par Van Bleyswyck (1667)

Annexe 

https://www.modernamuseet.se/stockholm/wp-content/uploads/sites/3/2016/08/fw_eng.pdf

https://www.nytimes.com/1998/05/17/arts/pictures-perhaps-of-her-despair.html

http://www.museecamilleclaudel.fr/fr/collections/camille-claudel/1886-1893-auguste-rodin-et-camille-claudel-le-temps-dun-amour-tumultueux

https://www.connaissancedesarts.com/arts-expositions/la-valse-de-camille-claudel-focus-sur-un-chef-doeuvre-11135905/

https://www.nationalgallery.org.uk/artists/carel-fabritius

Johannes Vermeer, Arthur K. Wheelock Jr., 1995

Camille Claudel, son cas psychiatrique, Jean Oulès, recueil de l’Académie de Montauban : sciences, belles-lettres, arts, encouragement au bien, Montauban, 1992

L’art au féminin II, Marie Bagi, 2019

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A propos Ysée Dumay 5 Articles
Etudiante à l’Ecole du Louvre, j’adore déambuler dans les expositions et errer au sein des musées. Mes articles sont des invitations à des voyages au coeur de Paris, des virées culturelles dépaysantes, bref des vraies parisienneries. Je vous emmène avec moi ?

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